Leorina contempla le coucher des trois soleils, le premier brûlant de flammes bleues, le second rouge comme le sang et le dernier liquide avec une teinte violacée. Elle se demandait vaguement comment ils pouvaient se coucher alors qu'ils se trouvaient dans une sphère clause. Elle décida de ne pas chercher. La question ne l'intéressait pas. Peu de choses l'intéressaient ici. Elle se redressa, retirant ses bras du rebord boisé de la fenêtre. Elle leva les yeux. Comme d'habitude, elle ne parvint pas à apercevoir le plafond, ni même la fin de la fenêtre. Peut-être n'y avait-il tout simplement pas de fin. Encore une fois, elle se détourna de la question, au même moment qu'elle se détourna de la vue surnaturelle qu'offrait la vitre impeccablement nettoyée. Ses yeux passèrent sur les gravures délicates de l'immense corridor. Des portes monumentales, en bois elles aussi, – comme le reste de la pièce - étaient placées à des intervalles réguliers. Toutes closes. Elle fit un pas en avant et revit son jugement. Pas toutes closes. Non. Une était ouverte. Juste un peu. L'évènement l'intrigua. Elle quitta un instant son état second. Le bois, rendu rouge veiné de mauve par les derniers rayons des soleils, se gondola un instant sous le coup de la prise de conscience. Un peu plus éveillée, elle s'approcha très prudemment de la porte. Elle s'arrêta quand la distance qui les séparait fut réduite à deux mètres. Quelqu'un était là, ou du moins était passé par là. Dans son esprit. Dans son rêve conscient, propre aux êtres surnaturels. Personne n'y allait sans qu'elle le sente. Une main apparut sur le battant de la porte. Suivi presque immédiatement par une tête. Avec de magnifiques yeux gris. Le cœur de Leorina, comme à l'accoutumée, rata un battement. Impossible que la personne qui se tenait devant elle ne soit que le fruit de son imagination.
Elle se demanda soudainement ce que Kader fichait là, et surtout comment il avait réussi à entrer ici sans qu'elle ne s'en aperçoive.
Il s'approcha d'elle, contournant la porte d'une manière fluide. S'arrêta à un mètre.
« Leorina. »
Une porte se mit à trembler brutalement, comme si une chose essayait d'en sortir par tous les moyens. Ni l'un ni l'autre ne bougèrent.
« Qu'est-ce que tu fais ici ? » murmura la fille.
Un moment de silence passa, durant lequel il fixa ses yeux sur ceux de son interlocutrice.
« Je tenais à venir.
– Comment tu as fait pour entrer ?
– La porte était ouverte. »
Un long moment passa. Très long.
« La porte était ouverte ?
– Oui.
– Je l'avais fermée pourtant.
– Elle s'est ouverte quand je suis arrivé. »
Elle le regarda avec attention, admirant les couleurs que prenaient sa peau pâle avec la lumière des soleils couchants. Son esprit lui avait ouvert les portes de son sanctuaire sans même l'en avertir. C'était son subconscient qui avait choisi. Et il n'avait pas hésité une seule seconde. Était-elle vraiment si ouverte à son égard ? Si confiante ?
« La porte s'est ouverte. Pourquoi tu es venu ?
– Parce que je voulais te voir.
– Me voir. Ce n'est pas vraiment commun que ma porte s'ouvre pour ça.
– Peut-être parce que j'ai plus envie de te voir que le commun des gens. »
La porte qui s'agitait déjà se secoua beaucoup plus violemment, faisant craquer le bois. Leorina rougit en même temps que les coups redoublaient de force. Les soleils se couchèrent soudainement, plongeant la scène dans l'obscurité. Une lueur rouge s'attarda dans les yeux de Kader. Elle perdit son souffle.
La porte s'ouvrit avec fracas, ne découvrant qu'une salle vide derrière elle.
« Tu es beau. Encore plus que d'habitude. »
Leorina fit un pas en arrière en se plaquant les mains sur la bouche. La porte claqua en se fermant, et une autre se mit à frémir. Kader sourit, amusé.
« Merci.
– Ce... ce n'est pas... je ne... je...
– Laisse tomber, murmura-t-il en s'approchant sans cesser de sourire.
– Je... mais je... tenta-t-elle, sa voix diminuant jusqu'à mourir. Je... »
Il posa un doigt sur les lèvres de la fille, se tenant à seulement quelques centimètres d'elle. Son sourire devint doux.
« Laisse. »
La deuxième porte se calma, et la première se remit à bouger avec une intensité sans précédent. Avant que Leorina ait pu comprendre quoi que ce soit, Kader s'était déjà éloigné. La porte s'immobilisa, vibrant encore un peu, en duo avec les mains de Leorina. Le garçon se mit à marcher lentement dans le couloir.
« Tu me fais visiter ? Je trouve cet endroit magnifique. Sans doute parce que ça a été créé par ton esprit. »
Leorina rougit encore, troublée, en écoutant la porte s'ébranler de nouveau. Elle s'avança vers le demi-démon qui l'attendait à quelques pas, à moitié retourné. Au moment où elle arriva à sa hauteur, il détourna la tête et tendit la main vers elle. Elle s'en saisit, les mains tremblantes. Comme elle s'y attendait, une douce chaleur envahit ses doigts froids. Elle laissa ses cheveux recouvrir son visage et commença à marcher, entrainant avec elle Kader. Ils passèrent dans des couloirs interminables aux portes fermées, devant des fenêtres démesurées, et débouchèrent enfin, après un temps indéfinissable caractéristique des rêves, dans une grande salle avec un comptoir et deux tables rectangulaires dignes des plus grands banquets. La pièce, habituellement chaleureuse avec son bois mordoré, était lugubre dans la nuit naissante. Un courant d'air glacial fit frissonner Leorina, qui se rapprocha sans vraiment s'en rendre compte de Kader. Quand elle le heurta, elle regarda son visage pour la première fois depuis qu'elle lui avait pris la main. Hypnotisée par ses yeux, elle en manqua presque le sourire heureux qui relevait les coins de sa bouche. Presque.
Au loin, ils entendirent l'écho d'une porte craquer. La couleur rouge omniprésente sur le visage de Leorina s'intensifia visiblement, même dans la semi-obscurité. Kader passa une main sur sa joue qui la brûlait. Elle oublia de respirer.
« Merci, Leorina, chuchota-t-il. Merci. »
Il la prit dans ses bras, ignorant presque le bruit d'une porte qui volait en éclats. Après quelques secondes d'hésitation, elle passa ses bras autour du cou du garçon, enfouissant sa tête dans son cou. Un air doux et rêveur se peignit sur les traits de Kader. Il se sentait si bien ici, enlacé avec elle. Ils restèrent longtemps ainsi, écoutant chacun la respiration et les battements de cœur de l'autre.
Ce fut elle qui rompit le silence.
« On va bientôt devoir se séparer... je veux dire, se réveiller.
– Oui. Je n'ai pas envie.
– Moi non plus.
– Leorina ? »
Elle redressa la tête. Ses yeux accrochèrent instantanément ceux de son interlocuteur.
« Oui ? »
Son regard se fit plus doux que jamais.
« Tu es encore plus belle que d'habitude quand tu dors. »