Le deuxième mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven résonne dans sa tête. Imperturbable, elle se concentre sur l'ongle de son index droit que le gauche s'applique à défoncer. D'ici la fin de la soirée, elle aura bien le temps de le faire repousser trois fois et de le ronger encore et encore. La musique redevient plus souple, plus joyeuse, et elle voudrait que ce soit un mirage, une excuse pour que tout reparte de plus belle après. "Mais qu'aurait fait Cassandre ?" se demande-t-elle avec anxiété. Elle n'a pas été capable de résister longtemps à l'envie d'aller embrasser le Loup Garou lorsqu'il est arrivé, avait reconnu son odeur. La musique redevient plus grave, plus oppressante. Continuer à l'imaginer. Cligner des yeux. Ne pas oublier de respirer. Faire semblant d'être intéressé même si c'est faux. Ecouter. Imaginer les violons, encore et encore. Les contrebasses arrivent, déploient leur son si grave et si envoûtant. Tout revient, redonne du volume, et tout la fait frémir. Elle frissonne en repensant à la musique, essayant de se re-concentrer. Puis, sans prévenir, un dragon. Depuis combien de temps n'en a-t-elle pas vu ?
-Désolé pour l'arrivée un peu voyante et bruyante, mais Tathlyn était impatient de vous revoir et lorsqu'il a été au courant de la lettre, je n'ai plus su l'arrêter.
L'homme rit quelques sons, et Tessa ne le reconnaît pas. Mais le petit, qui descend, c'est pas..? Ah, mais oui, bien sur. La russe se souvient alors, se remémore. Elle n'était pas là lors de la naissance, et le petit était né à l'école, bien entendu. Noliel, et ses parents, ainsi que sa soeur, surement.Mais... Leur noms ?
-Elisa, Tarek ! commença Eva. Comment allez-vous ? Vous avez fait bon voyage, j'espère !
Elisa et Tarek Brecelien. Un "Merci Eva" pensé bien fort plus tard, Tessa s'approche vers eux, Nathan à ses côtés et embrasse les deux nouveaux arrivés. Elle se penche ensuite vers Noliel et lui demande l'air maternel :
-Tu ne te souviens pas de moi, hein ?
Le garçon hoche la tête et elle lui sourit.
-Je suis Tessa, une ancienne amie de tes parents. Je te connaissait déjà lorsque tu étais... grand comme ça, fait-elle en écartant ses mains à peu près à la taille d'un nouveau-né.
Beethoven est oublié, et Tchaikovsky le remplace avec le Lac des Cygnes. Avec plus de précisions, plus de vie. Elle se remémore l'endroit, la texture des fauteuils, l'odeur de la pièce. Les instruments qui lui hurlent toute la beauté de leurs sons. Cassandre et Gina étaient là, elles aussi, elle se rappelait. C'était Gina qui avait eu les places, Cassandre qui disait que la musique classique n'était pas son truc. Au final, elle était ressorti de la salle avec des étoiles pleins les yeux, et elle avait poussé tout le monde pour aller voir le chef d'orchestre. Un russe, d'ailleurs. Tessa se rappelait avoir fait la traductrice, et Gina les avait regardé avec intérêt. Elle, la belle italienne, la fille aux jambes interminables et au cheveux auburn, la fille discrète et timide, la fille dont tout le monde se retournait sur son passage, avait offert des places de concert à ses amies les plus chères et était terriblement fière d'elle.
Le dragon vint lécher la joue de la blonde et elle sursauta. L'odeur lui donnait envie de vomir, et c'est avec empressement qu'elle traça vers la salle de bain de la maison de sa belle soeur.
Elle revint vite, cependant, même trop vite à son goût, et se dirigea vers Eva qui lui présentait une coupe de champagne. Non, elle n'osait pas aller vers Elia et son frère. Non, elle ne voulait pas non plus aller vers Naiara et le petit bout de chou qui l'accompagnait. Oui, elle avait envie de prendre ses enfants et de rentrer à la maison vite, très vite, très très vite. Oui, elle avait peur de ce qu'ils étaient devenus et de ce qu'elle, pendant tout ce qu'ils avaient fait, était devenue. Les amis peuvent bien nous juger, un beau jour, non ? On ne sait jamais. Elle ne voulait pas non plus aller vers le Loup Garou qui discutait avec son ami d'enfance. Ni avec Kamira, qui discutait avec eux. Elle voulait se réfugier chez elle. Avec de la peinture, des toiles, des chevalets, du bordel, surtout du bordel. Mais pas toute cette nourriture qui lui donnait envie de vomir. Tout, n'importe où -même chez son père s'il le fallait !- mais pas ici, maintenant, avec tout ce monde.
-Je porte un toast pour nos retrouvailles ! s'exclaama Eva avec un grand sourire et en levant sa coupe de champagne.
La blonde leva sa coupe en même temps, se força à sourire. Elle regarda quelques personnes aller chercher à manger sur le buffet, essayant de se persuader que tout ça est fait pour être mangé, pas pour être regardé. Et puis, son estomac se resserra encore plus. Une seule pensée lui vint : la soirée promettait d'être longue.