Mars 2010.
-Allez, viens ! Faut bien qu'on bouge un peux, sinon on va finir par prendre quinze kilos !
Tessa bougonna. Il faisait moche, et elle n'avait aucune envie de sortir. Elle préférait largement rester devant la télé à regarder cette série française dont elle n'arrivait pas à prononcer le nom mais qu'elle adorait. Bon, elle ne comprenait pas toute les phrases, surtout lorsqu'ils parlaient tous en même temps, mais elle aimait bien. Disons que ça lui donnait une excuse pour rester devant la télé.
-J'ai pas envie d'y aller, il fait moche, il fait froid, franchement Este, je préfère rester ici...
Son frère souffla. Certes, il appréciait de rester avec elle, mais il n'en pouvait plus de rester enfermé toute la journée.
Il prit la télécommande, éteignit la télévision et se planta devant.
-Tu crois vraiment que tu vas pouvoir me résister ? Dit-il à l'intention de sa sœur, en position fœtale sur le canapé.
-Pousse toi Este, j'ai pas envie de sortir...
Ni une ni deux, Esteban fonça sur elle et la prit sur son épaule. Il saisit une paire de baskets pour courir, deux écharpes, deux bonnets et il sortit, toujours sa soeur sur l'épaule, en claquant la porte derrière lui.
-Lâche moi ! Criait Tessa. Lâche moi tout de suite, ou tu vas le regretter !
-Ah oui ? Fit-il en riant. Tu crois vraiment que c'est toi qui est en mesure de me dire ça dans l'immédiat ?
Tessa continuait de le frapper. Non, elle n'avait vraiment pas envie de sortir.
Une dizaine de minutes plus tard, il la déposa sur un banc. Ils étaient arrivé jusqu'au parc, et quelques personnes couraient autour du lac. Ça ressemblait un peu à un parc dans Manhattan, mais Tessa ne se souvenait plus du nom de celui-ci.
Son frère lui tendit sa paire de basket, lui enroula son écharpe autour de son cou et lui rentra son bonnet jusqu'aux yeux.
-Maaais ! Protesta Tessa.
Pour toute réponse, il s'enfuit en courant, incitant Tessa à le rejoindre.
En fait, elle avait plutôt intérêt à le rejoindre, si elle ne voulait pas se faire mitrailler de photos. Elle avait beau avoir quitté le monde du sport depuis presque un an maintenant, les gens continuaient à la reconnaître dans la rue. D'où le fait qu'elle préférait ne pas sortir. Pour l'hôpital, ça ne lui posait pas de problème car elle était traitée comme tous les malades. Enfin... Non. Mais quasiment. Et puis on ne la prenait pas en photo.
Elle se leva en vitesse et commença à courir à toute vitesse pour retrouver son frère.
Lorsqu'elle le rejoignit, il tenta une blague à son égard.
-Bah alors Tessie, qu'est-ce qu'il t'arrive ? T'es suivie par des paparazzis ?
Elle lui adressa un regard noir, et il se rendit compte qu'un attroupement était placé au banc qu'ils avaient quitté quelques instants plus tôt. « Par chance, ils ne nous suivent pas » pensa Tessa.
-Il va quand même falloir que tu t'y fasses et que tu recommences à vivre normalement. On va pas rester comme ça jusqu'à la nuit des temps.
Tessa savait qu'il avait raison, mais elle ne voulait pas le lui dire. Pour le moment, tout ce qui l'énervait, c'était d'être là, avec lui qui avait raison, et qu'il faisait froid. Pourquoi l'avait-il trainée là ?
Après être rentrés, ils avaient passé la soirée à regarder d'anciennes photos. Beaucoup étaient des clichés de Tessa : Tessa au patinage, Tessa à la gym, Tessa sur les podiums, Tessa à Pékin... Son père avait même une boîte où il avait gardé toutes les brochures de journaux où les noms « Nolastraosvinsky » et « Kanovsky » apparaissaient.
Mais il y avait aussi des photos d'Esteban. Moins, mais tout de même. Esteban et ses premiers pas, Esteban qui mange un petit pot pour enfant, Esteban à la plage, Esteban sur un poney, Esteban dans la neige, Esteban qui dort.
Lorsqu'on regardait les albums, on voyait bien que ces deux enfants n'avaient pas eu la même vie. L'un avait eu une vie normale, l'autre avait été jeté sur la piste dès sa plus tendre enfance. L'un avait été au centre de la vie de la famille, l'autre avait été dans l'ombre.
Et pourtant, bizarrement, ils avaient tous les deux parfaitement leur place dans cet album photos. Bien que tout le contraire puisse être croyable, chacun avait joué pour l'autre l'élément le plus important de sa vie.
Le lendemain, Tessa avait déclaré avoir mal aux jambes. Esteban avait rigolé, disant que c'étaient les courbatures. Tessa avait marmonné, grogné, mais s'était tue. Oui, elle avait mal. Mais Este avait certainement raison, ça ne devaient être que des courbatures...
Les jours suivants, Tessa avait toujours mal aux jambes, mais aussi au dos. Une semaine était passée sans que la douleur ne cesse. Esteban avait froncé les sourcils. Tessa n'avait pas eu besoin qu'il parle. Elle était monté, s'était habillée, puis avait rejoint son frère dans la voiture.
Ils étaient partis pour l'hôpital.
À l'hôpital, on lui avait fait des radios. Le médecin les avait regardé longuement tous les deux, dans la salle d'attente, derrière la vitre. Il les avait observé l'un après l'autre, Esteban assis sur une chaise, les coudes sur les genoux, la tête entre ses mains, les yeux certainement fermés. Tessa était elle, assise sur une chaise aussi, le dos calé contre son dossier et sa tête posée contre le mur derrière elle. Sa gorge était déployée, sa bouche légèrement entrouverte, ses cheveux blonds tombaient dans le vide entre la chaise et le mur. À un moment, elle avait passé sa main droite dans le dos de son frère, le frottant dans un espoir pour le rassurer. Esteban lui avait pris sa main, l'avait embrassée et l'avait gardée.
-Tessa Théa Tabéa Irina Ambre Nolastraosvinsky, fit-il en ouvrant sa porte.
Esteban et Tessa s'étaient levés, et s'étaient avancés vers lui. Ils étaient entrés, et s'étaient assis, comme toujours.
-Bon, fit le médecin. Je n'ai pas de très bonnes nouvelles.
Esteban le regarda droit dans les yeux et, pour la première fois de sa vie, Tessa vit le médecin faire de même. Il se passa quelques secondes comme ça, où le temps avait paru être suspendu. Ils discutaient sans un mot, mais en se comprenant parfaitement.
Esteban hocha finalement la tête, puis regarda sa sœur. Il la fixa. Longuement. Tessa n'y comprenait plus rien. Qui devait-elle regarder ?
-Est-ce qu'elle sait ? Demanda-t-il à l'adresse d'Esteban.
-Savoir quoi ? Enchaîna Tessa.
-Donc, elle ne sait pas ?
Esteban gardait le silence. Il continuait de fixer sa sœur, et elle se sentit mal à l'aise.
Elle se détourna, regarda le médecin en attendant qu'il parle.
-Les radios ne sont pas bonne du tout. Nous avons regardé votre dos, et il semblerait qu'il ai... Certains problèmes.
Tessa se sentit partir, trop loin, trop vite. Elle regarda son frère, qui avait posé son coude sur le bureau du médecin et avait rapproché sa main de son visage. La dernière phalange de son index touchait sa lèvre inférieure.
-Vous avez hérité du gêne malade de votre mère. Vous êtes atteinte de la maladie de Scheuermann.
Tessa sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle n'avait aucune idée de ce qu'était cette maladie, mais elle sentait que ce n'était pas bon du tout.
-C'est une déformation du dos. Très souvent, c'est lorsqu'un adolescent se tient mal. Dans votre cas, je pense que c'est que vous avez trop fait de sport. En temps normal, c'est lorsqu'il est mal pratiqué, mais à votre niveau... Si vous avez trop forcé, il se peut que le déclenchement de la maladie vienne de là. C'est une maladie qui se développe pendant la croissance, et vu que vous êtes parvenue vers la fin de votre croissance... C'est ce qui nous pose le plus de problèmes.
« En temps normal, nous conseillons les corsets pour remettre le dos en place ou des traitements qui remettent les vertèbres en place. Mais étant donné que vous avez presque fini votre croissance, ces méthodes seront inutiles. Ce qu'il faut, ce sont des exercices pour le dos et les abdominaux, limiter le port des charges lourdes et des séances de kinésithérapie. Il faudra aussi passer des radios chaque année pour vérifier que la maladie ne continue pas de progresser. Et en dernier recours, il y a toujours la chirurgie... Mais vous ne devriez pas avoir de conséquences physique. Peut-être de la fatigue à rester trop longtemps debout, mais si vous gardez un niveau de vie sain, une bonne alimentation et du sport pour garder votre dos droit, vous ne devriez pas trop souffrir.
Tessa laissa ses larmes couler. De grosses larmes brulantes dans ses yeux qui devenaient glacées dès qu'elles étaient sur ses joues. Elle continuait de regarder son frère qui, lui aussi avait les larmes aux yeux.
-Est-ce qu'on en meurt ? Demanda-t-elle après avoir reniflé.
Le médecin regarda Esteban. Un silence gêné s'ensuivit, sans que personne ne dise rien.
Tessa baissa les yeux tout doucement, craignant de faire un faux mouvement et qu'une de ses vertèbres ne veuille s'écraser un peu plus sur elle même, craignant qu'elle ne soit bossue.
-Je... Votre mère... J'ai accompagné votre mère durant plusieurs années. Elle m'a fait part de son souhait de mourir. Je n'était pas d'accord avec elle, et je n'ai pas mis fin à ses souffrances. Je pensais qu'elle avait encore deux magnifiques enfants à s'occuper, et qu'elle ne pouvait pas les laisser seuls.
Sur la joue d'Esteban, une larme coula. Parfaitement ronde au départ, puis ayant la forme parfaite d'une goutte à la fin. Sur son passage, une trainée humide. Tessa renifla encore, passa sa manche sur son nez pour ne pas que la morve coule sur sa bouche. Elle hoqueta.
Esteban voulut la prendre dans ses bras, mais ne le fit pas, ne sachant pas comment faire.
Tessa voulut que son frère l'enlace, la serre contre lui, mais ne s'approcha pas, ne sachant pas comment faire.
-Elle a préféré mettre fin à ses jours, ne supportant plus la douleur. Votre mère n'était pas à un stade très avancé de la maladie, mais un cancer de la moelle épinière s'est rajouté dans l'équation. Elle ne prenait plus ses doses de morphine. Et nous ne pouvions plus rien pour elle. Je pensais que votre frère vous l'avait dit.
Tessa ferma les yeux, forçant sur ses paupières. Elle n'en revenait pas. Elle n'avait jamais su.
-Tu le savais depuis quand ? Murmura-t-elle à son frère.
Esteban était incapable de répondre. Il la regardait toujours aussi fixement, son index toujours contre sa lèvre inférieure, son coude toujours sur le bureau. Esteban ne pouvait plus réagir physiquement. Moralement conscient, mais physiquement impuissant.
Tessa hocha la tête. Elle ne voulait pas en savoir plus que ça, finalement. Elle avait aimé sa mère, et elle l'aimait encore, mais il lui était difficile de parler d'elle. Il avait fallu qu'elle se construise une muraille pour les journalistes, et là, on lui demandait de la laisser tomber. Elle ne savait pas le faire. Elle ne savait tout simplement pas le faire.
Puis il fallu partir. Le frère et la sœur se sont levé, sont partis sans un mot.
-Je suis sincèrement désolé, déclara le médecin l'air triste quand Tessa lui serra la main.
Tessa pouvait le croire. C'était son médecin, après tout. Elle n'avait pas encore tout compris de cette maladie, mais elle pouvait vivre avec. Elle allait le faire.
Esteban et elle n'échangèrent aucune parole dans les couloirs, l'ascenseur, le parking souterrain. Ce ne fut que lorsqu'ils furent à côté de la voiture, prêts à rentrer dedans, que Tessa ne put plus se contenir.
Elle avait ouvert la portière, mais ses jambes refusaient de bouger. Son visage se tordit en une expression horrible, celle qui précède les pleurs. Seul le son sortit au début. Son frère la regardait sans savoir quoi faire. Sa portière aussi ouverte, il s'appuyait dessus, penché en avant, laissant ses larmes tomber sur le sol.
Tessa criait, hurlait, se débattait. Elle s'effondra sur le sol avant que son frère ne l'ai rejoint et prise dans ses bras. Il la berça, mêlant leurs larmes. Ses mains se posaient partout, une fois sur sa tête, sur son visage, dans son dos, sur ses épaules. Tessa n'en pouvait plus, suffoquait. Il fallait que ça s'arrête. Il fallait que tout s'arrête.
-Pardon Tessa. Je te demande pardon.
Et ses pleurs redoublèrent. Elle avait arrêté la gym, le sport, elle mangeait et vivait comme elle le souhaitait, et il fallait qu'elle recommence à faire attention, à travailler son corps.
À cet instant, elle voulait mourir. Se perdre dans les bras de son frère une dernière fois, et s'éteindre avec lui.
-Je te demande pardon mon amour, excuse moi...
Au bout de quelques minutes, elle avait fini de pleurer. Elle inspira longuement l'odeur de son frère dans son cou, puis l'embrassa à ce même endroit.
-Ne m'abandonne pas, fit-elle en serrant fort les paupières.
-Jamais, lui répondit-il.
Leurs paroles sonnaient comme une promesse.
-Allez, viens ! Faut bien qu'on bouge un peux, sinon on va finir par prendre quinze kilos !
Tessa bougonna. Il faisait moche, et elle n'avait aucune envie de sortir. Elle préférait largement rester devant la télé à regarder cette série française dont elle n'arrivait pas à prononcer le nom mais qu'elle adorait. Bon, elle ne comprenait pas toute les phrases, surtout lorsqu'ils parlaient tous en même temps, mais elle aimait bien. Disons que ça lui donnait une excuse pour rester devant la télé.
-J'ai pas envie d'y aller, il fait moche, il fait froid, franchement Este, je préfère rester ici...
Son frère souffla. Certes, il appréciait de rester avec elle, mais il n'en pouvait plus de rester enfermé toute la journée.
Il prit la télécommande, éteignit la télévision et se planta devant.
-Tu crois vraiment que tu vas pouvoir me résister ? Dit-il à l'intention de sa sœur, en position fœtale sur le canapé.
-Pousse toi Este, j'ai pas envie de sortir...
Ni une ni deux, Esteban fonça sur elle et la prit sur son épaule. Il saisit une paire de baskets pour courir, deux écharpes, deux bonnets et il sortit, toujours sa soeur sur l'épaule, en claquant la porte derrière lui.
-Lâche moi ! Criait Tessa. Lâche moi tout de suite, ou tu vas le regretter !
-Ah oui ? Fit-il en riant. Tu crois vraiment que c'est toi qui est en mesure de me dire ça dans l'immédiat ?
Tessa continuait de le frapper. Non, elle n'avait vraiment pas envie de sortir.
Une dizaine de minutes plus tard, il la déposa sur un banc. Ils étaient arrivé jusqu'au parc, et quelques personnes couraient autour du lac. Ça ressemblait un peu à un parc dans Manhattan, mais Tessa ne se souvenait plus du nom de celui-ci.
Son frère lui tendit sa paire de basket, lui enroula son écharpe autour de son cou et lui rentra son bonnet jusqu'aux yeux.
-Maaais ! Protesta Tessa.
Pour toute réponse, il s'enfuit en courant, incitant Tessa à le rejoindre.
En fait, elle avait plutôt intérêt à le rejoindre, si elle ne voulait pas se faire mitrailler de photos. Elle avait beau avoir quitté le monde du sport depuis presque un an maintenant, les gens continuaient à la reconnaître dans la rue. D'où le fait qu'elle préférait ne pas sortir. Pour l'hôpital, ça ne lui posait pas de problème car elle était traitée comme tous les malades. Enfin... Non. Mais quasiment. Et puis on ne la prenait pas en photo.
Elle se leva en vitesse et commença à courir à toute vitesse pour retrouver son frère.
Lorsqu'elle le rejoignit, il tenta une blague à son égard.
-Bah alors Tessie, qu'est-ce qu'il t'arrive ? T'es suivie par des paparazzis ?
Elle lui adressa un regard noir, et il se rendit compte qu'un attroupement était placé au banc qu'ils avaient quitté quelques instants plus tôt. « Par chance, ils ne nous suivent pas » pensa Tessa.
-Il va quand même falloir que tu t'y fasses et que tu recommences à vivre normalement. On va pas rester comme ça jusqu'à la nuit des temps.
Tessa savait qu'il avait raison, mais elle ne voulait pas le lui dire. Pour le moment, tout ce qui l'énervait, c'était d'être là, avec lui qui avait raison, et qu'il faisait froid. Pourquoi l'avait-il trainée là ?
Après être rentrés, ils avaient passé la soirée à regarder d'anciennes photos. Beaucoup étaient des clichés de Tessa : Tessa au patinage, Tessa à la gym, Tessa sur les podiums, Tessa à Pékin... Son père avait même une boîte où il avait gardé toutes les brochures de journaux où les noms « Nolastraosvinsky » et « Kanovsky » apparaissaient.
Mais il y avait aussi des photos d'Esteban. Moins, mais tout de même. Esteban et ses premiers pas, Esteban qui mange un petit pot pour enfant, Esteban à la plage, Esteban sur un poney, Esteban dans la neige, Esteban qui dort.
Lorsqu'on regardait les albums, on voyait bien que ces deux enfants n'avaient pas eu la même vie. L'un avait eu une vie normale, l'autre avait été jeté sur la piste dès sa plus tendre enfance. L'un avait été au centre de la vie de la famille, l'autre avait été dans l'ombre.
Et pourtant, bizarrement, ils avaient tous les deux parfaitement leur place dans cet album photos. Bien que tout le contraire puisse être croyable, chacun avait joué pour l'autre l'élément le plus important de sa vie.
Le lendemain, Tessa avait déclaré avoir mal aux jambes. Esteban avait rigolé, disant que c'étaient les courbatures. Tessa avait marmonné, grogné, mais s'était tue. Oui, elle avait mal. Mais Este avait certainement raison, ça ne devaient être que des courbatures...
Les jours suivants, Tessa avait toujours mal aux jambes, mais aussi au dos. Une semaine était passée sans que la douleur ne cesse. Esteban avait froncé les sourcils. Tessa n'avait pas eu besoin qu'il parle. Elle était monté, s'était habillée, puis avait rejoint son frère dans la voiture.
Ils étaient partis pour l'hôpital.
À l'hôpital, on lui avait fait des radios. Le médecin les avait regardé longuement tous les deux, dans la salle d'attente, derrière la vitre. Il les avait observé l'un après l'autre, Esteban assis sur une chaise, les coudes sur les genoux, la tête entre ses mains, les yeux certainement fermés. Tessa était elle, assise sur une chaise aussi, le dos calé contre son dossier et sa tête posée contre le mur derrière elle. Sa gorge était déployée, sa bouche légèrement entrouverte, ses cheveux blonds tombaient dans le vide entre la chaise et le mur. À un moment, elle avait passé sa main droite dans le dos de son frère, le frottant dans un espoir pour le rassurer. Esteban lui avait pris sa main, l'avait embrassée et l'avait gardée.
-Tessa Théa Tabéa Irina Ambre Nolastraosvinsky, fit-il en ouvrant sa porte.
Esteban et Tessa s'étaient levés, et s'étaient avancés vers lui. Ils étaient entrés, et s'étaient assis, comme toujours.
-Bon, fit le médecin. Je n'ai pas de très bonnes nouvelles.
Esteban le regarda droit dans les yeux et, pour la première fois de sa vie, Tessa vit le médecin faire de même. Il se passa quelques secondes comme ça, où le temps avait paru être suspendu. Ils discutaient sans un mot, mais en se comprenant parfaitement.
Esteban hocha finalement la tête, puis regarda sa sœur. Il la fixa. Longuement. Tessa n'y comprenait plus rien. Qui devait-elle regarder ?
-Est-ce qu'elle sait ? Demanda-t-il à l'adresse d'Esteban.
-Savoir quoi ? Enchaîna Tessa.
-Donc, elle ne sait pas ?
Esteban gardait le silence. Il continuait de fixer sa sœur, et elle se sentit mal à l'aise.
Elle se détourna, regarda le médecin en attendant qu'il parle.
-Les radios ne sont pas bonne du tout. Nous avons regardé votre dos, et il semblerait qu'il ai... Certains problèmes.
Tessa se sentit partir, trop loin, trop vite. Elle regarda son frère, qui avait posé son coude sur le bureau du médecin et avait rapproché sa main de son visage. La dernière phalange de son index touchait sa lèvre inférieure.
-Vous avez hérité du gêne malade de votre mère. Vous êtes atteinte de la maladie de Scheuermann.
Tessa sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle n'avait aucune idée de ce qu'était cette maladie, mais elle sentait que ce n'était pas bon du tout.
-C'est une déformation du dos. Très souvent, c'est lorsqu'un adolescent se tient mal. Dans votre cas, je pense que c'est que vous avez trop fait de sport. En temps normal, c'est lorsqu'il est mal pratiqué, mais à votre niveau... Si vous avez trop forcé, il se peut que le déclenchement de la maladie vienne de là. C'est une maladie qui se développe pendant la croissance, et vu que vous êtes parvenue vers la fin de votre croissance... C'est ce qui nous pose le plus de problèmes.
« En temps normal, nous conseillons les corsets pour remettre le dos en place ou des traitements qui remettent les vertèbres en place. Mais étant donné que vous avez presque fini votre croissance, ces méthodes seront inutiles. Ce qu'il faut, ce sont des exercices pour le dos et les abdominaux, limiter le port des charges lourdes et des séances de kinésithérapie. Il faudra aussi passer des radios chaque année pour vérifier que la maladie ne continue pas de progresser. Et en dernier recours, il y a toujours la chirurgie... Mais vous ne devriez pas avoir de conséquences physique. Peut-être de la fatigue à rester trop longtemps debout, mais si vous gardez un niveau de vie sain, une bonne alimentation et du sport pour garder votre dos droit, vous ne devriez pas trop souffrir.
Tessa laissa ses larmes couler. De grosses larmes brulantes dans ses yeux qui devenaient glacées dès qu'elles étaient sur ses joues. Elle continuait de regarder son frère qui, lui aussi avait les larmes aux yeux.
-Est-ce qu'on en meurt ? Demanda-t-elle après avoir reniflé.
Le médecin regarda Esteban. Un silence gêné s'ensuivit, sans que personne ne dise rien.
Tessa baissa les yeux tout doucement, craignant de faire un faux mouvement et qu'une de ses vertèbres ne veuille s'écraser un peu plus sur elle même, craignant qu'elle ne soit bossue.
-Je... Votre mère... J'ai accompagné votre mère durant plusieurs années. Elle m'a fait part de son souhait de mourir. Je n'était pas d'accord avec elle, et je n'ai pas mis fin à ses souffrances. Je pensais qu'elle avait encore deux magnifiques enfants à s'occuper, et qu'elle ne pouvait pas les laisser seuls.
Sur la joue d'Esteban, une larme coula. Parfaitement ronde au départ, puis ayant la forme parfaite d'une goutte à la fin. Sur son passage, une trainée humide. Tessa renifla encore, passa sa manche sur son nez pour ne pas que la morve coule sur sa bouche. Elle hoqueta.
Esteban voulut la prendre dans ses bras, mais ne le fit pas, ne sachant pas comment faire.
Tessa voulut que son frère l'enlace, la serre contre lui, mais ne s'approcha pas, ne sachant pas comment faire.
-Elle a préféré mettre fin à ses jours, ne supportant plus la douleur. Votre mère n'était pas à un stade très avancé de la maladie, mais un cancer de la moelle épinière s'est rajouté dans l'équation. Elle ne prenait plus ses doses de morphine. Et nous ne pouvions plus rien pour elle. Je pensais que votre frère vous l'avait dit.
Tessa ferma les yeux, forçant sur ses paupières. Elle n'en revenait pas. Elle n'avait jamais su.
-Tu le savais depuis quand ? Murmura-t-elle à son frère.
Esteban était incapable de répondre. Il la regardait toujours aussi fixement, son index toujours contre sa lèvre inférieure, son coude toujours sur le bureau. Esteban ne pouvait plus réagir physiquement. Moralement conscient, mais physiquement impuissant.
Tessa hocha la tête. Elle ne voulait pas en savoir plus que ça, finalement. Elle avait aimé sa mère, et elle l'aimait encore, mais il lui était difficile de parler d'elle. Il avait fallu qu'elle se construise une muraille pour les journalistes, et là, on lui demandait de la laisser tomber. Elle ne savait pas le faire. Elle ne savait tout simplement pas le faire.
Puis il fallu partir. Le frère et la sœur se sont levé, sont partis sans un mot.
-Je suis sincèrement désolé, déclara le médecin l'air triste quand Tessa lui serra la main.
Tessa pouvait le croire. C'était son médecin, après tout. Elle n'avait pas encore tout compris de cette maladie, mais elle pouvait vivre avec. Elle allait le faire.
Esteban et elle n'échangèrent aucune parole dans les couloirs, l'ascenseur, le parking souterrain. Ce ne fut que lorsqu'ils furent à côté de la voiture, prêts à rentrer dedans, que Tessa ne put plus se contenir.
Elle avait ouvert la portière, mais ses jambes refusaient de bouger. Son visage se tordit en une expression horrible, celle qui précède les pleurs. Seul le son sortit au début. Son frère la regardait sans savoir quoi faire. Sa portière aussi ouverte, il s'appuyait dessus, penché en avant, laissant ses larmes tomber sur le sol.
Tessa criait, hurlait, se débattait. Elle s'effondra sur le sol avant que son frère ne l'ai rejoint et prise dans ses bras. Il la berça, mêlant leurs larmes. Ses mains se posaient partout, une fois sur sa tête, sur son visage, dans son dos, sur ses épaules. Tessa n'en pouvait plus, suffoquait. Il fallait que ça s'arrête. Il fallait que tout s'arrête.
-Pardon Tessa. Je te demande pardon.
Et ses pleurs redoublèrent. Elle avait arrêté la gym, le sport, elle mangeait et vivait comme elle le souhaitait, et il fallait qu'elle recommence à faire attention, à travailler son corps.
À cet instant, elle voulait mourir. Se perdre dans les bras de son frère une dernière fois, et s'éteindre avec lui.
-Je te demande pardon mon amour, excuse moi...
Au bout de quelques minutes, elle avait fini de pleurer. Elle inspira longuement l'odeur de son frère dans son cou, puis l'embrassa à ce même endroit.
-Ne m'abandonne pas, fit-elle en serrant fort les paupières.
-Jamais, lui répondit-il.
Leurs paroles sonnaient comme une promesse.